Echos de la torture en Algérie
Pendant plus de vingt ans, René Vautier a filmé
les témoignages de victimes de l'armée française.
« Les Algériens parlaient volontiers de la torture
puisque cela participait de leur victoire, de leur indépendance, de leur identité même. »

Par Antoine de Baecque


Dans le cadre de la soirée "Tortures en Algérie: écrire l'histoire en images" programme de films de René Vautier,
choisi par Nicole Brenez, le mardi 10 juillet 2001 à 20 heures à la Cinémathèque des Grands Boulevards,
42, bd de Bonne-Nouvelle, 75010 - Tél : 01 56 26 01 01.

Ce soir, René Vautier présente à la Cinémathèque française trois séries de témoignages sur la torture durant la guerre d'Algérie. Ces films sont simples  : la caméra tourne, des hommes et des femmes parlent, presque sans interruption, tout juste quelques claps de début et de fin de plan. C'est un matériau brut, enregistré entre le début des années 60 et le milieu des années 80 ; une parole qui se souvient, raconte cette mémoire douloureuse, et des visages qui trahissent encore la souffrance endurée.
Résistant FFI, décoré de la croix de guerre à 16 ans, René Vautier est un jeune diplômé de l'Idhec (l'école de formation au cinéma) d'après guerre. En 1950, il tourne le premier film anticolonialiste, "Afrique 50", qui lui vaut treize inculpations et une condamnation à un an de prison.
Militant communiste, il part tourner en Algérie au début de l'année 1957, pour « ramener des images de la guerre », alors invisible sur les écrans français. Il reste à Alger, où il fonde, non sans mal, un centre audiovisuel et dirige le tournage de films algériens, jusqu'en 1971, et la réalisation du premier long métrage confrontant ouvertement fiction et guerre d'Algérie, "Avoir 20 ans dans les Aurès".
Depuis dix ans, Vautier vit en Bretagne, à Cancale. Quand il vient vous chercher à la gare, il porte son bonnet bleu marine comme un vieux loup de mer. A près de 75 ans, sous les longs cheveux blancs, c'est toujours un homme indigné qui parle.

AdB : Dans le cas de l'Algérie, la torture est une pratique qui vient de loin ?
RV : Il ne faut pas oublier que l'armée française avait commis un certain nombre d'exactions en Algérie depuis le début de la colonisation. J'ai réalisé un film, "Une nation, l'Algérie", fin 1955-début 1956, à partir d'archives conservées à la Bibliothèque nationale, montrant la pratique des "enfumades", lorsque des villages entiers étaient enfermés dans des grottes et enfumés jusqu'à la mort. Le général Pélissier avait lancé le mouvement à la fin du XIXe siècle, en faisant mourir ainsi 632 membres d'une même tribu. Il avait appelé ça la "grotte à gaz". Ce sont ces images et ces pratiques qui ont renforcé mon engagement et m'ont conduit à partir en Algérie au début de l'année 1957, pour filmer la guerre.

AdB : Pourquoi avez-vous filmé des victimes de la torture  ?
RV : A l'époque, ce n'était pas ma priorité. D'abord, il fallait filmer la guerre. Je disais souvent: «Connaître la torture, c'est comprendre la guerre.» De plus, je ne voulais pas filmer des choses que je n'avais pas vues de mes propres yeux. Et la torture, alors, c'était quelques combattants qu'on voyait revenir très abîmés, mais surtout des récits, bientôt des souvenirs. Dès le début de l'année 1957, les Algériens parlaient devant moi des tortures, notamment de l'eau que les tortionnaires pouvaient faire ingurgiter. Mais ils ne connaissaient pas encore l'existence des tortures par électricité. Tous savaient ce qu'ils risquaient. Moi aussi. On m'avait rapporté les propos d'un responsable de l'armée française : «Si vous attrapez Vautier, deux balles dans le ventre pour qu'il ait le temps de se voir crever.»

AdB : Comment parlait-on de la torture chez les Algériens de l'ALN (Armée de libération nationale) ?
RV : Je crois que, profondément, elle ne les choquait pas, elle ne les surprenait pas. Ils savaient que c'était une pratique largement diffusée dans l'armée coloniale. Elle faisait partie de la guerre. Il ne faut pas oublier que certains combattants algériens, formés par l'armée française, avaient été initiés eux-mêmes à la torture, notamment lors de leurs états de service en Indochine. Et ils étaient prêts à l'utiliser à leur profit s'il le fallait. Certains torturés m'ont confié qu'ils tortureraient à leur tour. Moi-même, j'ai été torturé par des gars de l'ALN, fin 1958-début 1959, quand j'ai été suspecté d'être un traître à la solde de l'armée française. Ils voulaient récupérer des films et des documents. Je n'ai pas parlé. Je me suis évadé, puis l'affaire a été réglée.

AdB : Comment expliquer cette acceptation de la torture chez les militants algériens ?
RV : Les torturés évoquent souvent leur épreuve avec une certaine fierté. C'est une gloire, en fait, d'avoir été torturé et d'en avoir réchappé sans parler. Du coup, ils finissent par aimer leur épreuve. Dans un film de 1963, que j'ai dirigé en Algérie, Peuple en marche, il y a une femme qui parle de la torture: "J'ai subi ça avec fierté, pour mon pays." Le discours sur la torture reste souvent ambigu en Algérie. La torture qui les met plus mal à l'aise est celle qui n'est pas glorieuse, une torture par défaut si vous voulez. J'ai rencontré deux Algériens qui, encerclés par des soldats français, étaient presque morts de faim par privation de nourriture. Ils étaient gênés en me disant : « Il ne nous restait plus qu'une dent à nous deux. »

AdB : Quand avez-vous commencé à filmer des témoignages de torturés ?
RV : Après la guerre. Je vivais en Algérie et je dirigeais le centre audiovisuel. Alors, il m'est apparu qu'il fallait recueillir des témoignages, garder trace des souffrances. Les Algériens en parlaient volontiers, puisque cela participait de leur victoire, de leur indépendance, de leur identité même. J'ai réuni plus de soixante heures de témoignages filmés entre le début des années 60 et le milieu des années 80.

AdB : Et du côté français ?
RV : Le discours était différent. Il n'était bien sûr pas question de faire parler les tortionnaires. Les appelés que j'ai pu rencontrer, dès les années 60, évoquent assez peu la question. Sur près de six cents heures enregistrées, je crois que seuls deux ou trois soldats français parlent de la torture, toujours sur un mode très pudique, renvoyant la faute sur quelques responsables. Il y a d'un côté ceux qui torturaient sciemment, en professionnels, et de l'autre la grande masse des militaires qui seraient restés propres. On sait désormais que la torture fut un système, s'intégrant dans ce que de Bollardière appelait les "mœurs coloniales". Les Français qui ont reconnu et dénoncé l'existence de ce système de torture étaient beaucoup plus choqués que les militants algériens qui en étaient victimes. Les Français ne pouvaient tirer aucune gloire de cette torture, au contraire: ils s'apercevaient que la France avait mis en place un système qu'ils avaient eux-mêmes combattu quinze ans auparavant, pendant la Résistance, confrontés à la torture de la Gestapo, par exemple. Toutes les grandes consciences qui se sont élevées contre la torture en Algérie, et dont j'ai enregistré le témoignage, Germaine Tillion, le général de Bollardière, répètent ce que m'a dit Paul Teitgen : «La torture, je sais ce que c'est. J'ai été torturé par les nazis. Et je n'accepte pas que la France le fasse en mon nom.» C'est la mémoire de la Résistance qui a été le fer de lance de la dénonciation de la torture.

AdB : Tous ces témoignages sur la torture, qu'en avez-vous fait ?
RV : Certains sont intégrés dans des films, "Peuple en marche", "l'Aube des Damnés", "A propos de l'autre détail", "Vous avez dit: Français ?" Mais la plupart étaient entreposés dans les locaux d'Images sans chaînes, une association que j'ai créée comme une mémoire cinématographique des images censurées. J'ai pu montrer ces témoignages lors d'une séance du procès intenté par Le Pen au Canard enchaîné et à Libération, en 1985, devant la 17e chambre correctionnelle de Paris. Les deux journaux avaient eux aussi fait part de témoignages et de leur conviction sur la participation active de Le Pen à la torture, et il les attaquait pour diffamation. Lors du procès, Le Pen a commencé à montrer des films sur les violences et les attentats de l'ALN ; j'ai en quelque sorte répondu en montrant les témoignages de torturés. J'avais fait un montage de trois heures de films, tous sur le même mode: un homme raconte qu'il a été torturé et reconnaît formellement Le Pen comme son tortionnaire. Ces documents ont été vus mais n'ont pas pu être pris en compte lors du procès, car la loi d'amnistie les rend caducs en interdisant de publier en France des accusations relatives à la guerre d'Algérie. Cependant, à mon retour du procès, j'ai été prévenu que la porte du dépôt où je conservais ces films sur la torture avait été forcée, et que des gens avaient détruit toutes les bobines. Sur les soixante heures enregistrées, il ne me restait plus que le montage de trois heures que j'avais montré au procès. Je n'ai jamais pu savoir qui a détruit ces films. Mais cela m'a confirmé dans une idée: la place d'un homme, dans un pays puissant, est d'être avec les plus faibles, avec "ceux d'en face".

Interview de René Vautier par Antoine de Baecque, le mardi 10 juillet 2001

 
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